Bruno Delaye : « Paris et Madrid n’ont jamais été aussi solidaires »

25/10/2012 13:05

 

Après cinq ans à la tête de l’ambassade, Bruno Delaye tire sa révérence. A 60 ans, cet habitué des arcanes diplomatiques et des cabinets ministériels va poursuivre sa mission au Brésil. Dans un long entretien accordé au Courrier d’Espagne, il revient sur les grands dossiers qui ont marqué son mandat. Infrastructures, terrorisme, mais aussi souvenirs plus personnels : un tour d’horizon qui esquisse, en creux, le portrait d’un vrai aficionado de l’Espagne.
 

 

En 2007, vous aviez déclaré à Radio Nationale : « J’arrive en Espagne à un moment privilégié de la relation entre Madrid et Paris. » En cinq ans, avez-vous l’impression que cette relation s’est améliorée ?

L’Espagne que je quitte est un pays en crise profonde. Mais justement, avec cette crise, on a pu mesurer la solidité de la relation privilégiée entre nos deux pays. Elle est restée excellente entre les gouvernements, quelles que soient les couleurs politiques. Mais elle est aussi restée très bonne dans la société civile, même s’il y a eu des petits moments de crispation, comme l’affaire des Guignols, etc. Mais ce ne sont plus les divergences de fond qu’on a connues autrefois, avec les querelles agricoles, et liées à la pêche . L’Espagne et la France n’ont jamais été aussi solidaires, notamment dans leur gestion de la crise de l’euro. Aujourd’hui paradoxalement, Paris a des positions beaucoup plus proches de l’Espagne que de l’Allemagne, malgré l’importance du couple franco-allemand.

A votre arrivée, deux chantiers prioritaires vous attendaient : les infrastructures et la lutte contre le terrorisme. Cinq ans après, quel bilan tirez-vous?
Sur les infrastructures, les deux pays ont avancé. Du côté français, on est passé « à l’offensive ». Auparavant, Paris regardait plutôt du côté des Alpes, du Rhin ou de la Manche, ce qui provoquait une grande frustration à Madrid. Cette logique a été inversée. Il y a eu d’abord dans le domaine de l’énergie la mise en place de la ligne souterraine à très haute tension, qui fonctionnera en 2014, et le développement de capacité de nos gazoducs frontaliers qui sera effectif entre 2013 et 2015. Mais nous avons aussi avancé sur les interconnexions ferroviaires, la ligne Méditerranéenne ou la ligne Atlantique, sur lesquelles on a mis l’accent, avec notamment l’arrivée de la LGV à Barcelone prévue à partir d’avril 2013, qui connectera le réseau de grande vitesse espagnol au réseau européen. Il y a aussi un projet de traversée centrale des Pyrénées, pour les trains de marchandises, qui a été mis à l’étude. On est aussi en train de voir comment on peut réhabiliter la ligne Pau-Canfranc, qui avait été fermée dans les années 80. Dans le maritime enfin on a lancé une première « Autoroute de la mer » entre Gijon et Saint-Nazaire (transports de camions par voie maritime), qui est une réussitecommerciale. Et l’on travaille sur une deuxième ligne de ce type entre Vigo et Saint-Nazaire.

Et la lutte contre le terrorisme ?
Sur cette question aussi, la France et l’Espagne ont travaillé main dans la main, ce qui a changé la donne au Pays basque. Aujourd’hui, les gens peuvent faire de la politique sans la menace permanente de la violence. C’est un grand acquis de la coopération bilatérale policière et judiciaire . Désormais, l’autre grand défi, c’est la menace liée au trafic massif de drogue, qui nuit à nos cités en France et qui passe par l’Espagne. C’est la raison pour laquelle, les deux ministres de l’Intérieur français et espagnol viennent de signer il y a dix jours à Paris, lors du dernier Sommet bilatéral, un Plan d’action triennal afin de renforcer notre coopération en matière de lutte contre les stupéfiants, à tout faire pour couper la route de la drogue en provenance ou en transit depuis le Nord ou l’Ouest de l’Afrique.

Sur le plan de l’éducation, le français a-t-il toujours la cote ?
La demande n’a pas baissé, même si l’anglais est à la première place, comme partout. On a signé des accords avec toutes les régions espagnoles pour promouvoir des classes bilingues. Il y a aussi le « bachibac » qu’on a lancé. Pour l’instant, il n’y a que quelques classes mais la demande est là. Ce « produit » est une façon d’encourager les jeunes espagnols à apprendre le français à partir de la sixième jusqu’à la terminale. En plus du bac espagnol, ça peut leur donner un titre pré-universitaire très utile. On a fait progresser l’enseignement du français. Je pourrais citer l’ouverture d’un institut à Bilbao. En janvier, on va ouvrir une Alliance à Malaga. Il y a aussi eu un lycée à Séville, et la modernisation de plusieurs établissements. La France a un projet de nouveau lycée à Palma de Mallorca. Dans nos lycées, la demande continue à excéder l’offre, malgré des prix élevés et la crise. Et le taux de succès des élèves est impressionnant : 90% de nos élèves ont vu leur premier vœu réalisé, dans le pays de leur choix.

Aujourd’hui, inciteriez-vous un Français à se lancer ici, en dépit du contexte économique ?
Non. C’est très compliqué de démarrer un business aujourd’hui en Espagne. J’en sais quelque chose puisque mon fils est en train de le faire, et c’est difficile. Pour une raison très simple : il n’y a pas de crédit. Tant que le système bancaire ne repartira pas, ce ne sera pas évident.

Vous avez évoqué l’ « affaire » des Guignols. A l’époque, vous étiez monté au créneau pour défendre les sportifs espagnols. A tel point que vous aviez fait la une du journal Marca. Quels souvenirs gardez-vous de cette histoire ?
Si vous versez du sel sur les vieilles blessures, elles  se rouvrent forcément. Cette histoire est venue au pire moment. Le moral des Espagnols est très affecté par la crise, mais les résultats sportifs sont une énorme consolation. Et voilà qu’une émission française vient les dénigrer pour dire : « La seule chose qui ne soit pas dopée en Espagne, c’est l’économie. » L’Espagne est un pays fier et il a fallu expliquer aux gens que ce n’était pas l’opinion des Français, qui ont la plus grande admiration pour le Real, le Barça ou Alonso. Selon un sondage Sofres fait cette année, le pays préféré des Français, à 76%, c’est l’Espagne… La crise n’a pas affecté le flux touristique. L’Espagne reste la première destination des Français à l’étranger. Les Espagnols ont longtemps vécu avec l’idée que les Français les méprisaient. Il y avait une espèce de complexe. Mais ça a bien changé, à partir du moment où l’Espagne a retrouvé la démocratie puis est devenue dynamique, avec la movida, et le « miracle » économique en 2000.

Les médias espagnols vous ont décrit comme l’ambassadeur « de los toros », car vous êtes amateur de corrida. L’étiquette vous convient ?
Ça fait partie de ma culture. Avant même de parler espagnol, je connaissais déjà les mots taurins. A Nîmes, on ne peut pas imaginer la vie sans les « toros ». C’est dans l’ADN culturel des gens !

Au Brésil, ça va vous manquer, les toros ?
Il y aura le foot pour compenser (rires).

Et s’il y a une finale France-Espagne ?
Je serai pour la France évidemment ! Surtout que les Bleus m’ont surpris, l’autre soir au stade Calderon. S’ils jouent comme ça, ils ont leur chance. On a retrouvé « la furia francesa ».

Qu’est-ce qui vous séduit dans la culture espagnole ?
Pour quelqu’un du Sud comme moi, mais aussi pour la plupart des Français, c’est une culture qui parle spontanément. Ça commence dès l’école avec l’apprentissage du Cid (rires). Une partie de notre littérature, de Hugo à Merimée, trouve des inspirations dans la culture espagnole. Et la culture espagnole est très présente dans le sud de la France, aussi bien musicale que taurine ou culinaire. C’est une des frontières les plus traversées par les Français. L’Espagne, c’est l’art de vivre, les tapas, la vie dans la rue, et toute cette convivialité, qui attirent les Français.

Quels moments forts garderez-vous en tête ?
Il y a les moments d’émotion collective d’un pays. En 2010, j’avais été déçu par le résultats des Bleus au Mondial mais il y avait aussi beaucoup de joie à partager le bonheur des Espagnols le soir de la finale, sur la place Cibeles. Mais les moments d’émotion en Espagne, ça peut être une simple fête rurale dans un village, la spontanéité avec laquelle les gens vous font partager leur spécialité locale ou vous faire visiter une église.

Et les lieux qui vous ont marqué ?
Par exemple, j’ai beaucoup aimé Ronda, en Andalousie. Mais je pourrais citer presque toutes les villes d’Espagne. Cordoue et Cadix m’ont marqué. Il y a Bilbao aussi : là-bas, on voit comment une politique d’urbanisme, et des volontés politiques, peuvent changer la face d’une ville. Avant, personne en France n’avait l’idée d’aller à Bilbao. Aujourd’hui, des milliers de Français la visitent, pas seulement à cause du musée Guggenheim. C’est une ville qui a retrouvé une convivialité, un dynamisme. Je dirais la même chose pour Valence. Même si la crise l’a fortement touchée, c’est une ville avec une architecture magnifique. Il y a eu des abus évidemment sur les côtes, mais les gens en sont conscients.

Plus généralement, en quoi votre métier a évolué ces dernières années ? Votre premier poste d’ambassadeur date de 1991, au Togo. Vu de l’extérieur, on a l’impression que cette fonction dépasse désormais le cadre diplomatique. N’est-ce pas aussi un job de super-VRP de la « marque France » ?
Oui, mais c’est une bonne chose. De plus en plus de choses se passent en dehors du contrôle de l’Etat. On doit accompagner cela. Ça rend le métier encore plus vivant et nous oblige à communiquer, à nous exposer. La diplomatie n’est plus cantonnée à la confidentialité, au secret : il faut aller vers le public et les entrepreneurs, constituer des réseaux, des amitiés. C’est une diplomatie publique, d’influence. On le voit bien avec la construction de l’Europe. Il faut batailler sur les plans de la maison commune et c’est un gigantesque travail d’influence. Par exemple, on doit faire partager notre vision de la PAC, l’importance de la ruralité, même dans des pays ou 80% de la population vit dans les villes. Il y a un combat d’idées à mener et il faut écouter le pays où l’on vit.

En cinq ans, vous avez écouté les Espagnols. Qu’avez-vous entendu ?
C’est l’un des pays les plus pro-européens. Il y a toujours eu une adhésion énorme de l’opinion à l’idée européenne. Mais aujourd’hui, c’est en péril car les gens se disent que non seulement l’Europe ne les protège plus, mais qu’elle les pénalise. On peut penser à cette phrase de Ortega y Gasset : « L’Espagne est le problème, l’Europe est la solution. » Aujourd’hui, c’est comme si le discours s’était inversé. On doit intégrer ça dans notre réflexion européenne. S’il y a un fossé entre le nord et le sud, la France est écartelée.

Propos recueillis par Gregory Noirot pour LCE

 

Source : https://www.lecourrier.es